» La parole venait d’éclore. Et dans la parole était l’homme. Et dans l’homme était la parole.
Je fus le premier à sourire, à dresser l’index devant mon nez, à dire à mes enfants, auprès d’un feu de grotte : “N’ayez crainte, petits, le soleil reviendra. Ne vous lamentez plus sur sa disparition. Il m’a dit le pourquoi du voyage nocturne. Ecoutez. Soyez sages”. Et j’ai raconté une histoire, la première de toutes. Une histoire pour tenir la mort en respect, pour aider à franchir les ténèbres.
Plus tard, beaucoup plus tard, je fus aède, en Grèce. Je fus de ceux qui ont inventé le sens du monde et le Déluge, l’histoire de Chronos, de Zeux, d’Eros et de Psyché, des humains héroïques, Prométhée, Héraklès, Thésée, Oedipe, Ariane, et Dédale, et Sysiphe. Aède, c’est ainsi qu’on nommait, en ce temps, ceux qui faisaient bouillir les marmites de paroles. Nous étions des gens de ruelles, des poussiéreux, des presque rien. Parmi les chiens, les ânes, les enfants haillonneux, nous avons dit nos vérités et nos fables prodigieuses longtemps avant qu’elles ne soient écrites. Des palais nous n’avons connu que les cuisines et les étables. Nous étions négligeables, et c’était bien ainsi. Notre maison à nous, c’était l’âme des êtres.
J’ai côtoyé Homère et Jésus et Bouddha, conteurs de mystères insolubles. J’ai partagé le pain des prophètes du bord des routes et des sages immobiles. Je fus le berger Peul qui défricha les douze clairières du conte de Koumen, je fus le barde errant père du roi Arthur, je fus Yunus Emré qui peupla le désert de chants parfaits. Partout où fut chantée la musique du coeur du monde, devant trois voyageurs dans une auberge obscure, sous l’arbre de la place devant vingt villageois, j’étais là, non point seul, mais en foule. Mille ancêtres étaient là aussi, invisibles, contents. Ma famille.
Humble famille, non par goût, mais par miracle. Les puissants ont édifié des citadelles, des gouvernements, des Eglises. Nous avons épousé l’impalpable. Nous n’avons cessé de chanter, sous l’arche des arcs de triomphe et dans les champs de ruines, les mêmes chants. Notre souci n’était pas la grandeur du prince, c’était la mine chiffonnée de l’enfant qui ne parvenait pas à s’endormir parce qu’il avait peur des ténèbres, ce n’était pas l’or des épaulettes, c’était la main tendue de l’aveugle sur le chemin de l’infini, ce n’était pas l’ordre, c’était la flamme de la chandelle dans le coeur des gens, ici-bas.
Et aujourd’hui, aujourd’hui que tout rutile, braille et se hisse au pinacle, éclate, se défait et nous vire la tête en tous sens, comme ils paraissent dérisoires, les vieux conteurs qui nous ont dit ce qu’ils savaient ! Comme ils sont méprisables auprès des grands acteurs des scènes mirifiques ! Comme ils sont minuscules !
Quelle lignée pourtant est plus essentielle que la nôtre, plus ancienne, plus magnifiquement pourvue ? Ceux qui ont inventé Thésée, Ariane, Oedipe étaient de pauvres hères. Qu’ont fait Alexandre et César de plus durable ? Allons-nous nous laisser aveugler par les feux d’artifices, nous qui parlons aux vraies étoiles ? Qu’avons-nous à faire des prestiges de l’heure, nous qui sommes des fleuves immémoriaux ?
On ne mesure pas l’importance d’une parole au bruit qu’elle fait mais à ce qu’elle éveille. Soyons fiers de n’être pas assourdissants. Nous sommes gens de vie, plus que gens du monde. Plus vaste que tous les mondes est la vie. «
(Henri Gougaud)
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